La maison d’Ibrahim Edhem à Nāṣriyya
La rue « du Prévôt des marchés » (Ḥārat al-Muḥtasib) est une ruelle en impasse qui prend dans Suwayqat al-Lālā, à 200 m environ au sud de la mosquée d’al-Ḥanafī. C’est une rue ancienne, déjà mentionnée sous ce nom dans la Description de l’Égypte. Longue de 143 m à peine, elle ne compte qu’un seul monument, la petite zāwiya que les plans du Survey of Egypt appellent Zāwiyat al-Sitt Lāya, mais que ‘Alī Mubārak appelle Zāwiyat Raḍwān, parce qu’elle a été reconstruite par l’émir Raḍwān, quelques mois avant sa mort en 1791. Dans les années 1880, elle est désaffectée et convertie en école (maktab) pour l’enseignement de la langue turque. Essentiellement résidentielle, Ḥārat al-Muḥtasib est alors surtout bordée de grandes dār. Trois d’entre elles comportent des jardins et appartiennent à des dignitaires du règne d’Ismā‘īl : Aslan pacha, gouverneur de Minyā, Ḥusayn pacha al-Ṭūbǧī, officier d’artillerie, et Ibrahim Edhem. Elles sont toutes les trois figurées sur la carte, mais celle d’Ibrahim Edhem est la seule que l’on puisse identifier avec certitude, car elle devient, au début du xxe siècle, une école de filles qui porte son nom.
Source: Grand bey, Plan général de la ville du Caire,1874, Gallica, Bnf et Survey of Egypt, Town Series, Cairo, 1/1000, Sheet 42-H AUC, Rare Books and Special Collections Digital Library
Elle est située en face de la Zāwiya et occupe une grande parcelle, enfermant trois bâtiments, une cour et deux jardins. Le plan cadastral au 1/500e permet d’en restituer la disposition. Située sur le côté nord de la rue, la porte d’entrée ouvre sur une cour arborée par laquelle on accède, à l’ouest, au bâtiment principal. Au nord, ce bâtiment ouvre sur un jardin enclos de murs et orné d’une treille. La partie est de la parcelle est occupée par un autre bâtiment, d’égale surface, qui donne sur la cour d’entrée par une grande loggia, mais auquel on accède au nord par un étroit passage qu’une porte sépare de la cour. Ce deuxième bâtiment dispose d’un autre jardin entièrement entouré de murs. À l’est, ce jardin est fermé par un petit bâtiment qui communique au sud avec le passage le séparant de la bâtisse et qui a, au nord, un accès direct à l’extérieur par un couloir et un porche voûté ouvrant sur une autre ruelle (Zuqāq al-Sinnārī). La disposition de l’ensemble est, en réduction, celle des palais ottomans tardifs, avec un salamlik et un haramlik. Les termes comme l’usage en sont importés d’Istanbul et n’apparaissent en Egypte que sous le règne de Mehmed Ali.
Source : « Edhem-Bey, Ministre de l’Instruction publique et des Travaux publics (né à Constantinople) », [Mission égyptienne en France, 1826, sous la dir. de Mr. Jomard], Paris, 1840-1849. Gravure d’Alexandre Collette.
Ibrahim pacha Edhem (Adham, dans les sources arabes) est l’un des grands officiers de ce règne. Né à Istanbul et éduqué dans les écoles militaires de Sélim III (1789-1807), il arrive en Égypte vers 1815, au moment de la création de l’armée d’ordonnance, pour servir dans l’artillerie en qualité d’instructeur et enseigner l’arithmétique et la géométrie à une trentaine d’élèves qui formeront ensuite le cadre enseignant des écoles militaires égyptiennes. Très aimé de Mehmed Ali dont il devient non seulement le proche collaborateur, mais encore le confident, Edhem est chargé de créer la direction de l’Approvisionnement militaire (al-Muhimmāt al-ḥarbiyya), un service dont les compétences sont plus étendues que ne le laisse supposer son intitulé, puisqu’il est responsable de l’intendance de tous les services de l’État : l’armée, bien sûr, mais aussi les écoles, les travaux publics ou les manufactures.
Après les campagnes de Syrie qu’il fait aux côtés d’Ibrahim Pacha, fils de Mehmed Ali, il cumule ses anciennes fonctions avec celles de directeur des Écoles et des Travaux publics. Très lié aux saint-simoniens, dont il est un disciple, il favorise toutes les grandes réformes de la fin des années 1830. Il est également proche de Rifā‘a al-Ṭahṭāwī, avec qui il restera lié, et encourage le développement du Bureau de traduction. Jusqu’en 1850, il conserve une influence décisive sur le choix des hommes comme sur l’orientation générale de la politique des travaux publics. À l’avènement de Abbas Hilmi, il perd la direction du Dīwān al-Madāris, alors en pleine récession, mais conserve celle de l’Approvisionnement et reçoit en outre la gérance du Waqf des deux villes saintes. Sous le règne de Saïd (1854-1863), il reprend la direction des Travaux publics qu’il cumule, de nouveau, avec celle de l’Approvisionnement. Élevé à la dignité de vizir, il achève sa carrière comme Gouverneur du Caire. Mais il démissionne à l’avènement d’Ismaïl, pour des raisons qui nous échappent, et quitte l’Égypte pour la Turquie. Il meurt à Istanbul en 1875.
On ne sait pas à quel moment il a fait le choix de s’établir dans ce qu’on appelait encore le quartier de Ḥanafī, mais on peut en comprendre les raisons : il était ainsi à deux pas de son lieu de travail, le Dīwān al-Madāris étant alors installé dans le palais de Darb al-Ǧamāmīz (ancien palais de Mustafa Fazıl). Par ‘Alī Mubārak, qui l’a bien connu et fait de lui un portrait élogieux, on sait qu’il avait l’habitude de recevoir chez lui, non seulement ses élèves, mais aussi les ouvriers ou les artisans des ateliers de l’État, qui venaient le voir chaque fois qu’un problème technique ou une difficulté théorique requérait son intervention. Le bâtiment ouest devait servir à l’accueil de ces visiteurs extérieurs, tandis que son pendant oriental préservait l’intimité de la vie familiale, le dernier bâtiment étant sans doute dédié au personnel domestique. L’adoption d’un tel programme et d’un style architectural « à la franque », avec ses porches monumentaux et ses jardins ornementés, accompagne la transformation de ce quartier, naguère prisé des émirs mamelouks, que les élites du régime khédivial marquent désormais de leur mode de vie et de leurs préférences stylistiques.
Sources cartographiques
Description de l’Égypte, 2e éd. (Pancoucke), État moderne, I, planche 26, « Le Kaire. Plan particulier de la ville » & tome XVIII, 2, État moderne, p. 141-288 (index) : Section III, no 112 (Zâouyet el-Mahtiseb) & no 113 (A’tfet el-Mahtiseb).
Survey of Egypt, Town Series, Cairo, 1/1000, Sheet 42-H, 1939, AUC, Rare Books and Special Collections Digital Library
https://digitalcollections.aucegypt.edu/digital/collection/p15795coll6/id/629/rec/99
Maṣlaḥat al-Miṣāḥa, Town Series, al-Qāhira,1/500, Block 166, 1940.
Grand bey, Plan général de la ville du Caire,1874, Gallica, Bnf ark:/12148/btv1b53099635v
Bibliographie
[Mission égyptienne en France, 1826, sous la dir. de Mr. Jomard], Paris, 1840-1849. Gravure d’Alexandre Collette, gallica BnF : ark:/12148/btv1b10500743p
Mubārak ‘Alī pacha, al-Ḫiṭaṭ al-Tawfīqiyya al-Ǧadīda, Būlāq, 20 tomes en 4 volumes, 1888-1893, XII, p. 5 pour la biographie de Adham (sous Sibirbāy) ; III, p. 93 (sous Šāri‘ Suwayqat al-Lālā) pour la Ḥārat al-Muḥtasib.
Alleaume Ghislaine, « L’économie politique saint-simonienne et les élites techniques de l’Égypte moderne », in Ph. Régnier (éd.), Études saint-simoniennes, Presses universitaires de Lyon, 2002, pp. 305-332.
(Gh. A.)
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