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De quelques péripéties de la statuaire monumentale – حول بداية التماثيل الكبيرة

De la statuaire monumentale dans Le Caire khédivial, on connaît principalement, pour ne pas dire exclusivement, le groupe de statues équestres ou portraits en pied choisis par le khédive Ismaïl pour marquer l’espace public. Passée en 1868 aux sculpteurs français Alfred Jacquemart et Charles Cordier, la commande visait à commémorer les ancêtres du nouveau gouverneur de la province ottomane (son grand-père Mehmed Ali, son père Ibrahim) et, sur un mode moins grandiloquant, de grands commis de la dynastie régnante (Sulayman [Soliman] pacha, Lazoğlu [Lazughli] bey). Emulation de la tradition européenne de représentation du monarque (Nour, 63), cette corporalité de la souveraineté (Mestyan, 112) prêta flanc à accusation d’idolâtrie lors de la révolte urabiste de 1882, dans une instrumentalisation du religieux dont les tenants politiques ont été mis en lumière (Peters). La statue d’Ibrahim fut déboulonnée et ne regagna son piédestal qu’une décennie plus tard.

À proximité, deux groupes sculptés tout aussi figuratifs passèrent en revanche complétement inaperçus. Il s’agit des allégories de la musique et de la danse placées de part et d’autre de l’entrée du nouvel Opera en 1869. [fig. 1] Démontées en 1897 lors d’une des restaurations du bâtiment, elles auraient été sculptées à l’identique en 1950 à l’initiative du roi Faruq, et réinstallées à l’entrée de l’Opéra (notes topographiques de Max Karkégi)– on ignore si elles survécurent à l’incendie qui embrasa le bâtiment en 1971.

Fig. 1. Les fonds Karkégi, BnF.

Mais surtout ces initiatives avaient eu un précédent. Ce n’est en effet pas à Ismaïl, mais à son oncle Saïd, qu’on doit l’introduction en Égypte de la sculpture française. Son nom est attaché à l’achat d’une fontaine monumentale en fonte, de plus de 6 m de haut et pesant près de 7 tonnes, retrouvée au palais al-Tahra où Faruq la fit réinstaller en 1941 (Al Tahra Palace, 183-185). La pièce avait fait sensation à l’Exposition universelle de 1855 à Paris, et assis le potentiel décoratif de la fonte d’art. La matière n’offrait pas le poli et la dureté du bronze, mais la dépense était inférieure des deux tiers (Audiganne, 99). Le modèle choisi par Saïd, à triple vasque et eau jaillissante, était orné des divinités Neptune, Amphitrite, Acis et Galatée, classique allégorie de la mer conçue par le sculpteur Mathurin Moreau. Il a été identifié comme la « vasque T » commercialisée par la fonderie d’art du Val d’Osne (Perchet, 12), connue pour la fameuse fontaine Wallace, et fut possiblement acheté sur catalogue [Fig. 2]. On en connait vingt exemplaires de par le monde (à Lyon et Boston entre autres), souvent liés à des travaux d’adduction d’eau. C’est, par assimilation, la symbolique donnée à la fontaine de Saïd, sans qu’aucune source ne vienne l’attester (Al Tahra Palace, 185).

Fig. 2. S.A. des Hauts-fourneaux et fonderies du Val d’Osne, Album n° 2 – Fontes d’art, 1900, pl. 554. (La vasque T remporta une médaille d’or à l’Exposition universelle de 1855).

Une autre interprétation vient cependant à l’esprit lorsqu’on réalise que les jardins du palais Gabbari d’Alexandrie, où Saïd résidait la plupart du temps, furent embellis au même moment par Pietro Avoscani de statues représentant les marins Jean-Bart, Christophe Colomb, Vasco de Gama, et Nelson, aux côtés d’une représentation de l’astronomie et une autre de « l’art nautique » (Wiet, 254, citant Tagher), cette dernière possiblement l’allégorie de la mer de Mathurin Moreau. Saïd, qui fut grand amiral de la flotte égyptienne à un très jeune âge, met ainsi à l’honneur une lignée de grands navigateurs, dont il partage la compétence maritime. La symbolique est bien différente de la narration figurative choisie par son neveu Ismail ; la première honore l’héroïsme individuel et le génie découvreur de figures internationales, quand la seconde met en exergue lignée dynastique et art de la guerre. On peut y lire deux façons distinctes de positionner l’Égypte dans le monde.

 

Bibliographie:

Alia Nour, “Egyptian-French Encounters: Royal Monuments in Late Nineteenth-
Century Egypt,” Nineteenth-Century Art Worldwide 20, n° 3 (automne 2021), https://doi.org/
10.29411/ncaw.2021.20.3.3

Adam Mestyan. Arab Patriotism: The Ideology and Culture of Power in Late Ottoman Egypt, Princeton: Princeton University Press, 2017, p. 84-120. https://doi.org/10.1515/9781400885312-007

Rudolph Peters, « The Lions of Qasr al-Nil Bridge: The Islamic Prohibition of Images as an issue in the Urabi Revolt », in B. Messick, M. K. Masud, & D. Powers (dir.), Islamic Legal Interpretation: Muftis and their Fatwas. Cambridge, MA: Harvard University Press, 1996, p. 214-220.

 Al Tahra Palace, A Gem in a Majestic Garden, Alexandria:  Bibliotheca Alexandrina, 2009.

 Dominique Perchet, « Ailleurs : L’Égypte sans hiéroglyphes – Fontes et bronzes français en Égypte », Fontes, n° 84, mars 2012.

Armand Audiganne, L’industrie contemporaine : ses caractères et ses progrès chez les différents peuples du monde, Paris : Capelle, 1856.

Jacques Tagher, Pietro Avoscani, artiste-décorateur et homme d’affaires”, Cahiers d’histoire égyptienne 4, n° 1, 1949, p. 306314.

Gaston Wiet, Mohamed Ali et les beaux-arts, Le Caire: Dar al Maaref, [1951].

(M.V.)

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