Parmi les innombrables curiosités du Caire, il en est de plus ou moins bien connues ou repérées. Il ne semble pas que la mosquée du Français soit du nombre, bien que son existence soit signalée par une grande pancarte au-dessus de son portail (fig. 1). Ce Français là devait être de notoriété publique, puisque son nom complet n’est pas donné.
Fig. 1. Pancarte à l’entrée de la mosquée du Français, cliché de l’auteur, 2024.
On comprend par la localisation de la mosquée de qui il s’agit. Le sanctuaire borde en effet l’autoroute urbaine de la Corniche du Nil à la hauteur de la passerelle en bois dont le nom évoque le souvenir de l’ancien palais Munastrirli de Rawda. Il se trouve ainsi à un jet de pierre de deux mausolées, dont l’un est quant à lui bien identifié depuis longtemps comme œuvre originale, en fonte moulée, de l’architecte allemand Carl von Diebitsch, réalisée en 1862-1864 (Giese, Varela Braga, 2017) (fig. 2). La mosquée du Français est donc celle de Sulayman pacha al-Firansawi (1788-1860), né Joseph Anthelme Sève et passé en 1819 au service de Mehmed Ali, dont il dirigea les armées à partir de 1833. Les études consacrées à l’architecture religieuse du Caire au XIXe siècle, de même que la cartographie, confirment l’identification (Abd al-wahāb ‘abd al-fatāh ‘abd al-wahāb, I, p. 112-119). (Fig. 3).

Fig. 2. Beniamino Facchinelli, Mausolée de Soliman pacha, avant 1895.
La mosquée aujourd’hui ne possède pas d’inscription de fondation, hormis une plaque extérieure indiquant qu’elle fut « rénovée » en 1955 à l’initiative du sieur Muhammad Tala‘at al-Firansawi. Ce petit-fils de Soliman pacha s’était déjà démené vers 1930 pour obtenir le classement du mausolée, mais en vain puisque sa construction était postérieure au décès de Mehmed Ali, qui était alors la date-butoir pour pouvoir accéder au statut de monument historique (CCMAA 35, 1927-1930, p. 106). On ne connait pas de source écrite à son endroit, telle une waqfiyya ; on sait seulement que le titre de propriété du domaine de Sulayman pacha où elle se situait date de 1841 (‘Abd al-wahāb ‘abd al-fatāh ‘abd al-wahāb, I, p. 113).
Fig. 3. Survey of Egypt, Extrait de la carte du Caire au 1 :5000ème, 1915-1921, Feuille 44. (Source : al-madaq)
Ce domaine était caractérisé par une végétation luxuriante, et son principal attrait semble avoir été le grand Salamlik donnant sur le petit bras du Nil (fig. 4) où Soliman pacha recevait abondamment, « avec l’hospitalité orientale unie à l’urbanité française » imagine l’historien Gabriel Guémard (1926, p. 77). La mosquée, au minaret trapu et terminaison conique dans le style ottoman, était initialement privée, et se situait à l’extrémité méridionale du domaine. Elle ne semble pas avoir attiré l’attention de qui que ce soit. Il est vrai que son architecture est assez ordinaire. Il n’en reste à peu près rien d’ancien depuis la reconstruction de 1955 hormis le plan triangulaire, le minaret, et une qibla (précédée d’une colonne), dans ce qui demeure la salle de prière extérieure de la mosquée. Il n’est pas banal cependant d’y trouver, dans la salle intérieure, une chaire à prêcher en style néo-gothique, qui est possiblement d’origine, mais plus probablement une réplique – c’est un unicum. La reconstruction complète de 1955 a dû être assez substantielle et onéreuse.
On ne peut manquer de la relier au projet nassérien par excellence que fut l’ouverture à la circulation des bords du Nil. Depuis la fin du XIXe siècle, le domaine de Soliman pacha n’avait cessé de dépérir. Il avait été tout d’abord coupé en deux par la ligne de tramway desservant le Vieux-Caire ; désertés par la famille, les lieux furent loués à plusieurs institutions éducatives, dont un établissement pour enfants trouvés. Guémard proposait en 1926 de tenter de protéger le Salamlik en en faisant un « Musée de la Renaissance égyptienne » rendant hommage à Mehmed Ali (Guémard, 1926, p. 81). Le domaine fut peu après partagé entre les héritiers (CCMAA 35, p. 106) et le Salamlik fut finalement détruit en 1947. Seul fut conservé en sa mémoire son grand portail sculpté à l’extrême, qui fut déplacé au Lycée français Al-Ḥurriyya et servira un temps d’emblème à l’établissement. C’est possiblement l’expropriation des terrains pour cause d’utilité publique lors de la construction de la Corniche qui généra les fonds nécessaires pour reconstruire la mosquée du Français. Cet hommage rendu en temps nassérien à un homme de l’ancien régime n’est pas le dernier des paradoxes de l’histoire urbaine du Caire moderne. L’imbrication de ses temporalités est aussi une de ses caractéristiques.
Fig. 4. Salamlik du Palais de Soliman Pacha al-Fransawi, entrée sur rue, vue publiée dans Images, n° 119, 1931, p. 8.
Bibliographie
Francine Giese and Ariane Varela Braga, A Fashionable Style: Carl von Diebitsch and the Moorish Revival, Berne: Peter Lang, 2017.
‘Abd al-wahāb ‘abd al-fatāh ‘abd al-wahāb, Al-turāz al-mi’mārī wa al-fannī li-masājid al-qāhira fī al-qarn al-tālat ‘ashar al-hijriyya (1215-1318), Magister, Université du Caire, 2006.
Gabriel Guémard, « Le tombeau et les ”armes parlantes” de Soliman Pacha », Bulletin de l’Institut d’Egypte 9, 1926. p. 67-81. [DOI : https://doi.org/10.3406/bie.1926.1656]
Harry Farnall et alii, « 3° Tombeau de Soliman pacha (Colonel Sève) ». Comité de Conservation des Monuments de l’Art Arabe. Fascicule 35, exercice 1927-1929, 1934. p. 106. [DOI : https://doi.org/10.3406/ccmaa.1934.12031]
(M.V.)
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