Le journal officiel al-Waqāʼiʻ al-Miṣriyya, et de façon générale, la langue administrative de l’Égypte tardo-ottomane, comme toutes les langues, utilise avec constance des termes empruntés à d’autres langues, notamment européennes. Certains emprunts sont attendus et quasi universels, tel, dans le numéro du 20 juin 1880, makādām ( مكادام), du nom propre de l’ingénieur britannique J. L. Mac Adam (1756-1836) qui inventa la méthode de pavage employant du granit concassé mêlé à du goudron ; le terme devint générique dans de nombreuses langues, l’arabe khédivial inclus. D’autres semblent témoigner de connexions transnationales particulières. L’influence italienne explique possiblement l’intégration du terme ūrnātū (أورناتو ) dans le vocabulaire officiel égyptien lorsqu’il fallut nommer l’administration en charge de l’édilité urbaine. Ce type de commission paramunicipale était d’origine italienne (l’un des premiers Consiglio d’Ornato fut créé à Gênes en 1827) tout en étant d’inspiration napoléonienne pour ce qui est de l’alignement des rues. Le plus célèbre et dynamique Consiglio d’Ornato fut celui de Nice, institué en 1832 (Moak, 2019) ; deux ans plus tard, une instance avec des fonctions similaires était créée à Alexandrie. En 1844, un conseil équivalent fut mis en place au Caire sous le nom de maǧlīs tanẓīm al-maḥrūsa (Volait, 2005, p. 83-88), mais au jour le jour c’est le nom de maslaḥat al-ūrnātū qui s’imposa et perdura dans les archives et les sources officielles. L’une de ses dernières occurrences dans al-Waqāʼiʻ al-Miṣriyya est datée du 25 juillet 1888.
Plus curieuse est l’utilisation, observable à plusieurs reprises dans ce même journal, de la locution burduwārāt al-trūtuwārāt ( بردوارات التروتوارات), par exemple dans le numéro 1051 du 2 mars 1881. Le terme est parfois ortographié comme الطروتوارات (numéro du 6 février 1876). L’expression est incompréhensible à qui n’est pas francophone : il s’agit en fait d’une transposition littérale de « bordures de trottoirs » (ce qui correspond, pour les anglophones, à sidewalk borders). Dans le numéro du 6 février 1876, où elle surgit pour la première fois, le rédacteur prend soin de préciser que trūtuwārāt signifie ārsifa. Si l’on admet que le langage est un système de signes performatif, pas seulement un reflet (« Editorial : Language and History », History Workshop Journal 10, n° 1, automne 1980, p. 1-5), on peut se demander ce qui est en jeu dans le choix de maintenir la transcription d’un mot ayant un équivalent arabe connu, dans une graphie qui n’est intelligible que pour une minorité. Asseoir une autorité française sur les travaux publics, de nombreuses entreprises françaises étant alors actives en Egypte dans ce secteur (Saul, 1997) ? Convoquer la mémoire d’une lingua franca disparue (Dakhlia, 2008)? Ou plus prosaïquement, pour un rédacteur, faire acte facétieux ?
Alors qu’on s’intéresse de façon croissante aux pratiques translinguistiques, par exemple dans le contexte des modernités extra-européennes (Liu, 1995), porter attention à ces transpositions est susceptible d’éclairer non seulement la polyglossie et l’inventivité lexicale dont elles témoignent, mais aussi de caractériser l’urbanité particulière à laquelle elles sont appliquées.
Références :
Jocelyne Dakhlia. Lingua franca. Histoire d’une langue en Méditerranée. Arles : Actes Sud, 2008
« Editorial : Language and History », History Workshop Journal 10, n° 1, automne 1980, p. 1-5
Lydia H. Liu, Translingual Practice. Literature, National Culture, and Translated Modernity—China, 1900-1937, Stanford University Press, 1995
G. Moak, (2019), “Une ville des jardins: The Consiglio d’Ornato and the Urban Transformation of Nice (1832-1860)”, Journal of Urban History 45, n° 4, p. 786–812. https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/0096144218768499
Samir Saul, La France et l’Égypte de 1882 à 1914 : Intérêts économiques et implications politiques. Paris : Institut de la gestion publique et du développement économique, 1997 (généré le 28 juillet 2023) DOI : https://doi.org/10.4000/books.igpde.746
Mercedes Volait, Architectes et architectures de l’Egypte moderne (1830-1950): genèse et essor d’un expertise locale, Paris : Maisonneuve et Larose, 2005.
(M.V.)
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