Source: Bibliothèque nationale de France, Département Estampes et photographie, EI4-182-217
Une photographie anonyme et non légendée du fonds Max Karkégi de la Bibliothèque nationale de France conserve la mémoire d’un édicule qui a fait son apparition dans le paysage urbain du Caire durant le dernier tiers du XIXe siècle : le « sébile » moderne. Depuis les années 1870, la ville dispose d’un réseau d’alimentation en eau, « convenablement établi » est-il diagnostiqué en 1892 (Rapport, 16), à défaut d’être étendu. Les saqqā‘īn (sing. saqqā‘) ou porteurs d’eau continuent à approvisionner une grande partie de la population par outre en peau de bouc mais se fournissent désormais en eau potable auprès de bornes-fontaines munies par la Compagnie des Eaux de compteurs payants. Un rapport en dénombre 53 en activité en 1892. Ce dispositif payant coexiste avec des « sébiles ou fontaines publiques où les habitants peuvent boire gratuitement, soit à l’aide de suçons, soit à l’aide de gobelets » (Rapport, 18). Ce sont des particuliers ou l’administration des Waqfs qui payent dans ce cas l’abonnement à la Compagnie des Eaux. En 1892, 60 sébiles fournissent ainsi de l’eau gratuitement aux Cairotes. Les anciens sabil-kuttab continuaient pour leur part à être alimentés par des puits ; on en comptait encore 83 en 1892.
Le spécimen de fontaine publique illustré sur la photographie a été construit en 1908 (1326 H.), d’après la large inscription en arabe qui orne son couronnement. Le texte précise que la fontaine a été édifiée par Boghos Nubar Pacha en hommage à feu son père, Nubar Pacha. Un long poème en français conservé dans les papiers de la famille Nubar à la bibliothèque Nubarian à Paris fait directement écho à son geste. En voici un extrait :
Mais un jour en cédant à son pieux désir
D’honorer ta mémoire et le grand souvenir
Qui vit dans le pays et dont son âme est pleine,
Il [Boghos] se rappelle alors quel fut l’un de tes vœux
Et pour faire, en ton nom, un don aux malheureux,
Il fonde une fontaine.
Ceux que l’oppression a jadis étouffés,
De tous côtés viendront, les pauvres assoiffés,
En bénissant ton nom, s’y rafraichir et boire ;
L’eau rendant la vigueur à leurs membres meurtris
La gratitude aussi fera dans leurs esprits
Revivre ta mémoire
27 avril 1906
Bienfaisance, amour filial et actionnariat sont ici étroitement liés. Membres fondateurs de la Compagnie des Eaux du Caire, les Nubar en sont les plus importants actionnaires (Saul, chapitre 2) et en tirent l’essentiel de leurs revenus. Boghos sait aussi que le prix du m3 d’eau demeurait au-dessus des moyens de la plupart des Cairotes, en dépit de sa baisse continue depuis 1887 et d’un accroissement parallèle des bornes-fontaines gratuites (40 en 1906) : en moyenne, un habitant de la capitale égyptienne consommait en 1907 deux fois moins d’eau qu’un résident de Bombay, ce qui constituait un défi technologique majeur pour la mise en œuvre d’un tout-à-l’égout au Caire (Volait, 248-256). La distribution gratuite de l’eau relevait à la fois de la philanthropie et du progrès technique.
Source: Cliché Mercedes Volait, mai 2019
Le sébil Nubar arborait le style néo-islamique alors cher à la dynastie régnante. S’il n’existe plus, l’immeuble qui figure à sa droite a quant à lui survécu et permet d’en identifier la localisation : il s’élevait sur la place Sayyida Zeinab et disparut avant 1947 dans l’un des projets de transformation de la place promu par les services de Tanzim du Caire.
(M.V.)
Références :
Bibliothèque nationale de France, Département Estampes et photographie, EI4-182-217 ; Papiers non inventoriés de la famille Nubar, Bibliothèque Nubarian ; Rapport de la commission internationale de l’assainissement du Caire, Le Caire : Imprimerie nationale, 1892 ; Ghislaine Alleaume, « Hygiène publique et travaux publics : les ingénieurs et l’assainissement du Caire (1882-1907) », Annales Islamologiques, XX (1984), p. 151-182. https://www.ifao.egnet.net/anisl/20/10/ ; Samir Saul, La France et l’Égypte de 1882 à 1914 : Intérêts économiques et implications politiques. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Institut de la gestion publique et du développement économique, 1997 (généré le 22 octobre 2019). Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/igpde/746 . ISBN : 9782821828629. DOI : 10.4000/books.igpde.746 ; Mercedes Volait, Architectes et architectures de l’Egypte moderne (1830-1950), Genèse et essor d’une expertise technique locale, Paris : Maisonneuve et Larose, 2005.
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